Jean-Pierre PASTORI: Robert Piguet. Un prince de la mode

Titel
Robert Piguet. Un prince de la mode


Autor(en)
Pastori, Jean-Pierre
Erschienen
Lausanne 2015: La bibliothèque des Arts
Anzahl Seiten
131 S.
von
Élisabeth Fischer

Jean-Pierre Pastori livre une biographie minutieusement documentée et généreusement illustrée du couturier Robert Piguet, né à Yverdon en 1898, qui s’exila à Paris dès 1918 pour y poursuivre avec détermination son rêve de monter une maison de couture à son nom, malgré une santé fragile et contre l’avis de sa famille. Il y a un siècle, impossible de rayonner à l’international en matière de mode sans un passage obligé par Paris et la mode parisienne, centre des élégances pour le monde entier. Piguet l’a bien compris, à l’instar d’autres aspirants couturiers de sa génération – les Espagnols Antonio del Castillo et Cristobal Balenciaga, l’Américain James Galanos, l’Italienne Elsa Schiaparelli.

Piguet est l’assistant de Paul Poiret de 1922 à 1923, puis passe 10 ans en tant que modéliste chez Redfern, deux maisons fondatrices du système de la Haute couture, parisienne pour la première, internationale pour la seconde. Poiret ramène la couleur et une forme d’exubérance orientale dans la mode. Pour lui le couturier doit toucher à tous les domaines artistiques, des parfums et produits de beauté aux arts appliqués pour la mode et la maison. Piguet y dessinera de nombreux motifs pour tissus. L’Anglais Charles Poynter Redfern a près de 70 ans lorsqu’il engage Piguet comme directeur artistique chargé de traduire l’esprit du temps dans les collections. Tailleur de formation dont les vêtements se situent entre la distinction anglo-saxonne et le chic parisien (D. Grumbach, Histoires de la mode, Paris: Seuil 1993, p. 21), Redfern est l’inventeur du costume-tailleur et du manteau-tailleur à partir de 1885, habits inspirés de la coupe rigoureuse et stricte du vêtement masculin et portés en villégiature par les femmes de la cour britannique. Son passage au sein de ces éminentes maisons permet à Piguet de connaître tous les aspects de la gestion d’une entreprise de couture et de comprendre la nécessité de cultiver un réseau social mondain étoffé pour en asseoir la viabilité. Il saisit en précurseur l’impact des licences qui font perdurer un nom au-delà de l’individu, ce qu’atteste la fortune des parfums de Piguet, notamment Bandit et Fracas toujours commercialisés aujourd’hui sous son nom.

Piguet est ainsi très bien armé lorsqu’il ouvre sa propre maison à Paris en 1933 grâce à ses économies et au soutien des Clavel, un couple suisse propriétaire d’une entreprise de textile bâloise, Clavel & Lindenmeyer, qui fournit la couture parisienne (p. 31). Robert Piguet est d’ailleurs consultant pour la présentation des textiles suisses allemands lors de l’Exposition universelle de 1937 à Paris et de l’Exposition nationale, La Landi en 1939, preuve qu’il a bel et bien intégré le cercle des couturiers qui comptent sur la scène parisienne.

La renommée de sa griffe attirera les maîtres de la génération suivante: Castillo, Galanos, Serge Guéran, Christian Dior, Marc Bohan et Hubert de Givenchy feront leurs débuts chez lui. Ils lui reconnaissent tous un oeil pour dénicher les futurs talents et leur faire confiance ainsi que des qualités de pédagogue hors pair (p. 95). Pour Christian Dior ce fut même un passage déterminant dans sa fulgurante carrière (p. 47).

Les commentateurs du style de Piguet, des journalistes aux historiens de la mode, des créateurs à ses amis artistes et chroniqueurs contemporains sont unanimes dans leur appréciation. Ce couturier célèbre une élégance sobre, simple et raffinée. Ses créations incarnent le vrai bon goût extrêmement portable, selon Hubert de Givenchy: «jamais d’extravagance, beaucoup de bleu marine avec des détails en blanc. C’était parfois trop classique, mais c’est ce que sa clientèle fidèle recherchait.» (pp. 7 et 93). Piguet lui-même a laissé des indications sur sa vision de la mode. Il prônait de s’inspirer des clientes qui avait un sens inné de la toilette (p. 40), il voulait que chaque femme «puisse faire d’une robe sa robe» (p. 33), revendiquant des robes épurées parfaitement coupées, mettant en valeur la silhouette des femmes pratiquant désormais le sport et la culture physique (propos de 1934). Il cherche une ligne qui perdure, car pour lui l’élégance ne signifie pas «être à la mode» comme tout le monde, mais avoir trouvé son vocabulaire personnel dans une harmonie de ligne et de couleur masquant les défauts et exaltant les qualités de la cliente. Discrètement, il prône un air de demain sous un chef-d’oeuvre de simplicité apparente (pp. 29, 30, 33). Cette définition de l’élégance par Robert Piguet préfigure l’under-statement amené par l’essor de la mode américaine après-guerre, non plus dans les tons marines chers au couturier, mais beige, blanc et noir. On serait tenté d’attribuer cette vision à l’éducation protestante et aux valeurs suisses de discrétion et mesure en toute chose dont a hérité Piguet de sa famille de financiers. Pourtant, son talent de décorateur s’exprime non seulement dans les nombreux costumes de scène et de cinéma qu’il a créés (notamment pour le fantasque Christian Bérard), mais surtout dans l’hôtel particulier au 3, Rond-Point des Champs-Élysées qu’il investira dès 1938 avec sa maison. En metteur en scène, il installe sa couture dans un somptueux écrin où audaces de coloris, d’ornements et de lumière s’allient pour séduire la clientèle. L’entrée est dominée par un imposant escalier à double révolution couvert d’un flamboyant tapis rouge Opéra (p. 43) et de passementeries le long des balustrades, idéal pour photographier ses modèles, comme l’attestent les nombreux clichés pris dans ce cadre magnifique et évocateur. Piguet n’était donc pas avare de magnificence, toutefois, attentif aux goûts et aux besoins exprimés par ses clientes, il a su mieux la gérer que Poiret, dont ce trait de caractère signifiera la ruine.

L’évocation très vivante de la vie de Robert Piguet, fourmillant d’anecdotes et de citations, se clôt sur la pérennité des parfums. Cette fin augure de ce qu’il reste encore à faire pour cerner non pas la vie, mais la création de ce designer de mode dont la trajectoire est emblématique de la couture des années 1920 à 1950 et dont la maison fut un vivier de talents. Nombre de questions passionnantes pour l’histoire de la mode restent ouvertes, à commencer par l’identification de la référence des dessins d’adolescence de Piguet, copiant les modèles parisiens parus autour de 1914 (illustration p. 13). Quelles sont les sources d’inspiration des tissus qu’il créait à ses débuts ? En quoi consistait concrètement son rôle chez Poiret chez qui «il contribue à épurer les créations de l’exubérance orientale qui en est la marque» (p. 19), comment cela se traduit-il dans les collections de ces années 1922-1923 du maître? Les mêmes questions se posent pour «le flair, l’originalité et le sang neuf» (p. 23) apportés par Piguet aux modèles de Redfern. Quelles sont par la suite les apports de son passage chez Poiret et Piguet décelables dans l’élaboration de son propre langage mode et la façon de gérer sa maison? A contrario, que lui doivent entre autres Dior et Givenchy dans l’élaboration de leur propre langage stylistique et technique, quelles sont les prémisses de leur vision de la mode féminine dans les créations qu’ils inventèrent sous la houlette de Piguet? Comment Piguet adapte-t-il les tendances lancées par ses pairs tels que le semi-fitted look de Balenciaga dès 1951, clairement visible sur le modèle de veste non daté illustré en page 112? La datation de l’iconographie photographique est lacunaire, et une compilation de la parution des modèles Piguet dans la presse de mode de son époque reste à établir.

Au-delà des termes invariablement utilisés pour définir le style de Piguet, il n’existe pas encore d’analyse du langage mode de Piguet et de sa traduction en formes, lignes et motifs. La chronologie de la silhouette Piguet, ses constances et variations, n’est guère précisée. Cette analyse esthétique et technique permettrait de déterminer les caractéristiques de son vocabulaire, voire de le sortir de cette notion en demiteinte d’une couture sage, efficace, mais sans éclat, ce qui ne rend pas justice à l’inventivité d’une griffe toujours citée parmi celles qui comptent. Un travail d’identification de la provenance des tissus suisses de ses créations, en lien avec les archives de Musée du textile à Saint-Gall, et de précision de ses rapports avec les manufactures helvétiques reste à faire, d’autant plus nécessaire aujourd’hui que de grandes maisons historiques ont fermé (Abraham à Zurich) ou ont été récemment rachetées (Schlaepfer à Saint-Gall). Il est grand temps de cerner l’évolution du style de Piguet, ses inspirations et son influence, son apport chez la génération suivante et, finalement, de situer la place de ce subtil couturier dans l’histoire de la mode française et internationale.

Une analyse inhabituelle et pertinente des origines du New Look de Dior est livrée par Pastori grâce aux propos du chroniqueur de mode de la Gazette de Lausanne du 17 septembre 1948 qui y voit la cristallisation de tendances éparses chez divers couturiers. «Marcel Rochas avait depuis longtemps inventé la guêpière et allongé les robes. Balenciaga bombait les basques de ses tailleurs. Robert Piguet moulait les bustes. Tout cela réuni donna ce que l’on a appelé le New Look, des robes à tailles minces, aux amples jupes faites de lés en biais, des casaquins à basques juponnantes, aux épaules arrondies.» (pp. 104-107) L’histoire de la mode laisse généralement entendre que le New Look fut une révolution totale qui surprit tout le monde. Cependant, une analyse attentive de la mode avant-guerre donne raison à ce rédacteur de province: tous les éléments du New Look existaient déjà chez les précurseurs de Dior qui reprit le fil du faste de la haute couture là où elle avait été interrompue à cause de la Seconde Guerre mondiale.

Grâce à cette citation, l’ouvrage de Pastori entrouvre la voie sur des éléments qui revisitent l’histoire de la haute couture et en redynamisent la lecture. Révéler ce pan encore méconnu d’une contribution suisse à la mode autre que par le textile s’annonce passionnant, et devrait être entrepris par le Musée suisse de la Mode à Yverdon qui possède un important fonds iconographique Piguet.

Zitierweise:
Élisabeth Fischer: Jean-Pierre PASTORI: Robert Piguet. Un prince de la mode, Lausanne: La Bibliothèque des Arts, 2015. Zuerst erschienen in: Revue historique vaudoise, tome 125, 2017, p. 280-282.

Redaktion
Zuerst veröffentlicht in

Revue historique vaudoise, tome 125, 2017, p. 280-282.

Weitere Informationen
Klassifikation
Region(en)
Thema
Mehr zum Buch
Inhalte und Rezensionen
Verfügbarkeit